Live Japon : soyez tranquille, on vous surveille
Brève Business Internet Française
d'origine, bien qu'un tantinet japonisée, l'auteur de ces lignes
connaît ses compatriotes. Elle imagine donc très bien le ramdam que
causerait en France la mise en place des technologies que cet article
décrit ci-dessous, elle s'attend de plus à une volée de commentaires
outrés sur la défense des droits de l'Homme, la préservation des
libertés individuelles, la violation de la vie privée, le flicage, on
en passe et des termes plus grossiers. Pour autant, elle prend le
risque de présenter sous un jour sinon positif du moins distant
lesdites technologies, pour la bonne et simple raison qu'elles ne sont
pas perçues comme intrusives dans leur pays d'origine, le Japon, et
qu'elles y sont considérées comme utiles voire bienfaitrices. Par
conséquent il convient d'éviter les prises de position féroces voire
nippophobes par mépris ou méconnaissance du contexte culturel et
sociologique local.
Ceci étant posé, entrons dans le vif du sujet. Il y a quelques jours,
NEC présentait à l'occasion d'un mini-salon professionnel ses dernières
innovations principalement destinées aux entreprises. Parmi des
dizaines de systèmes en démonstration, l'un retint particulièrement
notre attention : il s'agit d'un outil de suivi en temps réel des
mouvements des salariés dans les sociétés. Le dispositif n'affiche pas
sur un écran une liste abstruse du style "14:00 ID:010201 accès 23 vers
pièce 32". Il fait beaucoup mieux, plus détaillé, plus animé, plus
coloré, bref plus lisible et plus efficace: il montre la scène en vidéo
et superpose sur les sujets et autres éléments présents à l'écran les
informations pertinentes d'identification (jusqu'au nom et à la
fonction de la personne si souhaité). Bien entendu, il enregistre tout
sur des plans et signale les anomalies.
Slogan pour vanter le tout "Dare ga? Doko wo aruiteitta? Sugu ni
wakarimasu" (Qui? Où déambule-t-il? sachez-le immédiatement). C'est
clair, net et sans rature. Ce système est clairement fait pour pister
les personnes à l'intérieur d'un lieu privé aux accès protégés,
entreprises ou autres lieux accueillant du public comme les musées où
l'on n'entre a priori pas comme dans un moulin. Le système est composé
de caméras censées scruter tous les locaux, de détecteurs d'étiquettes
radiofréquences, de badges d'identification délivrés aux personnes
autorisées à entrer sur le site, de lecteurs d'empreintes biométriques,
d'un progiciel qui contrôle, analyse et mémorise le tout.
Et le technicien de NEC de nous expliquer doctement, démonstration à
l'appui, les performances et avantages dudit appareillage. "Les images
filmées des personnes sont accompagnées d'un identifiant ce qui permet
de combiner une analyse visuelle humaine et électronique", donc de
renforcer la jugeote du système par la sagesse et l'acuité du regard
d'un vigile...ou d'un chef de bureau. Car figurez-vous que le dit
système n'est pas seulement pensé pour des gardiens patentés à
casquette, mais est aussi conçu dans le but de faciliter le travail en
collectivité, en sachant qui fait quoi, où et comment, dans l'enceinte
professionnelle.
Non, ne hurlez pas au scandale, car il n'y a pas lieu. Pourquoi ? Eh
bien parce que n'est pas nouveau dans le fonctionnement des entreprises
japonaises, c'est juste plus high-tech. Les salariés nippons sont en
effet habitués à partager un espace commun ouvert, sous le regard d'un
supérieur hiérarchique. Ils sont rodés au fait d'indiquer à leurs
collègues ou sur un tableau leurs réunions, déplacements et autres
mouvements ou absences, le tout dans le but de mieux organiser le
travail collectif. Bref, c'est dans les moeurs.
Tant et si bien d'ailleurs que lorsqu'on demande au technicien de NEC
si cela ne pose quand même pas un petit problème de liberté, il nous
regarde avec un air ébahi, incrédule. C'est que la relation entre
employeurs et salariés japonais ne repose pas sur les mêmes piliers
culturels qu'en Occident. Elle s'appuie davantage sur une relation
hiérarchique très forte, mais aussi un rapport de confiance. Elle n'y
est pas tant entachée de suspicion à l'égard du chef qu'elle peut
l'être en France. L'individualisme y est moins exacerbé, de sorte que
les salariés n'ont pas immédiatement l'impression d'être épiés à
mauvais escient pour leur chercher des poux dans la tête lorsque des
systèmes enregistrent leurs déplacements ni quand on les flanque d'un
badge à accès strictement limité ou lorsque les flottes de véhicules
d'une société de taxis ou d'une compagnie de livraison sont suivis en
temps réel par GPS ou que sont enregistrées les données relatives au
moteur, aux roues, aux freins et autres équipements.
Dans ces deux derniers cas, cela est aussi censé apporter des
informations pour détecter les mauvaises habitudes de conduite et les
corriger dans le bon sens. Pour certains, le fait d'être ainsi encadrés
est ressenti comme une protection: ils ne risquent pas d'aller par
erreur où ils ne doivent pas (cela les soulage), peuvent être vite
retrouvés en cas de pépin (accident, tremblement de terre) ou si l'on a
soudainement besoin d'eux. De la même façon, les annonces sonores
permanentes serinées dans les magasins, trains et autres lieux publics
("serrez à droite", "attention à la marche", "éteignez votre portable
aux places pour invalides") ou par les objets comme les camions
("attention je tourne à droite"), les distributeurs de billets
("veuillez prendre votre carte, n'oubliez pas votre argent"), les
appareils électroménagers ("l'eau est chaude, faites attention") sont
aussi une forme d'accompagnement tranquillisant voire
déresponsabilisant, du moins est-ce ainsi que les Japonais les
perçoivent. Ils sont d'ailleurs un peu désarçonnés quand ces guides et
barrières ne sont pas là, alors que les mêmes dispositifs sont au
contraire jugés infantilisants, voire exaspérants par des Français.
Dans un registre voisin, les Japonais conçoivent de plus en plus de
dispositifs pour la surveillance des personnes à domicile et le suivi
sanitaire automatique et à distance, alors que la population âgée
esseulée augmente tandis que le nombre de personnes à leurs côtés ou
formées pour s'en occuper décroît. Du coup, l'Etat pousse ses champions
industriels et autres structures de recherche à imaginer des outils qui
permettent d'améliorer la vie des vieux isolés, sans mobiliser des
armées d'assistants à domicile. Passons cette fois sur la création de
robots de compagnie, on a déjà eu l'occasion de brosser leur portrait
et on sera forcément obligés d'y revenir (puisque c'est un
sujet-vedette au Japon), pour nous attarder simplement sur une
expérimentation tout juste lancée.
Le groupe d'électronique Mitsubishi Electric, la firme de développement
de solutions informatiques NTT Communications et la société de sécurité
Anzen Center ont, ou vont installer, à titre expérimental, chez des
seniors volontaires, des capteurs, caméras et étiquettes
d'identification électroniques sur les portes, fenêtres,
réfrigérateurs, téléviseurs, clefs, et autres équipements domestiques,
afin de constituer un réseau de suivi, relié par une liaison internet
sécurisée à un centre de surveillance.
A titre d'exemple, si à une heure donnée ou dans un laps de temps
défini, aucune activité n'est détectée dans la maison sous
surveillance, un signal sonore retentit sur place pour faire réagir la
personne. Si malgré cette alerte aucun mouvement n'est perçu par la
batterie de capteurs et autres mouchards, le centre de contrôle prend
l'affaire en main et téléphone au domicile de la personne pour
s'enquérir de son état. De la même façon, le système peut s'inquiéter
si un capteur est sollicité de façon anormale (par exemple si la porte
du réfrigérateur reste ouverte pendant une heure, le robinet de la
salle de bain inerte depuis deux jours ou la télévision allumée pendant
24 heures). Cela nous rappelle un autre test plus ancien qui mettait en
oeuvre les compteurs d'eau, de gaz ou d'électricité pour déceler un
usage bizarre et potentiellement symptomatique d'un problème au
domicile de la personne. Si un vieux vivant seul ne consomme soudain
plus d'eau pendant deux jours et que les lumières restent allumées sans
discontinuer, ce n'est pas normal. Sans voisinage, personne ne s'en
rend compte. Du coup, si le compteur est capable de donner l'alerte à
qui de droit, ce n'est pas plus mal.
Par ailleurs, dans le cas du réseau de capteurs présenté plus haut,
l'accumulation sur une longue période de l'ensemble des données
recueillies peut aussi, moyennant certains algorithmes intelligents,
permettre un suivi sanitaire de l'activité de la personne âgée
concernée, voire des membres d'une famille si le système est configuré
différemment dans cette optique. C'est encore plus fiable qu'une
console de jeu Wii associée au logiciel Wii Fit ! Là encore, les
Japonais ne perçoivent pas comme une intrusion inadmissible dans la vie
privée le fait d'utiliser ce type de technologies pour permettre à
l'entourage ou à des services spécialisés de suivre à distance les
mouvements de personnes fragiles (enfants, invalides, vieillards), et
ce afin de leur porter assistance en cas de nécessité. Ces tests seront
effectués dans le cadre d'un programme de recherches et développement
diligenté par le puissant ministère japonais des Affaires intérieures
et des Télécommunications, ce qui ne chagrine personne. Après tout,
l'Etat est censé être là pour protéger ses citoyens et promouvoir le
développement de solutions pour que chacun puisse bénéficier de
l'attention collective, même quand la démographie et la répartition de
la population rendent la tâche plus difficile.
Il y aurait bien d'autres explications à livrer pour éclairer les
singularités comportementales des Nippons et les raisons pour
lesquelles ils imaginent de tels systèmes parfois jugés inadmissibles
par des Occidentaux. Il existe des bouquins pour ceux que cela
intéresse, à commencer par "Les Japonais", essai commis par l'auteur de
ces lignes et paru en septembre aux éditions Tallandier.
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